lundi, décembre 17, 2007

PS : l’ouverture, la question sociale et la rénovation

L’ouverture qu’a pratiquée Nicolas Sarkozy, et qu’il envisage, semble-t-il de poursuivre, a fait à ce jour l’objet de peu d’analyses approfondies, la plupart des commentateurs se satisfaisant d’une interprétation qui mêle désir de carrière des socialistes qui entrent au gouvernement, habileté de Nicolas Sarkozy et crise du Parti socialiste.

Cette interprétation n’est pas satisfaisante. Le désir de poursuivre une carrière ministérielle envers et contre tout n’est pas une nouveauté, Kouchner, Besson, Bockel et alii ne sont pas plus ambitieux que leurs prédécesseurs de gauche ou de droite. Nul ne doute de l’habileté de Nicolas Sarkozy, mais François Mitterrand qui n’était pas moins habile n’a pas réussi l’ouverture lorsqu’il l’a tentée. Quant à la crise du PS, il convient sans doute de la relativiser. Un parti dont la candidate a eu 47% des voix au deuxième tour de l’élection présidentielle n’est certainement pas dans le coma. On peut ajouter que d’autres partis se sont trouvés auparavant dans des situations bien plus désastreuses sans que leurs dirigeants se rendent armes et bagages à l’ennemi.

Cette ouverture donne, au moins en apparence, en fait raison à ceux qui expliquent que l’opposition entre la droite et la gauche n’a plus de sens, est démodée. Si tel était bien le cas, il devrait effectivement être possible de créer un gouvernement des meilleurs, de recruter des ministres sur tout l’échiquier politique en fonction de leurs compétences, de leur savoir-faire. Si Jean-Pierre Jouyet a été choisi comme secrétaire d’Etat aux affaires européennes, il le doit sans doute, pour partie, à son passage à la tête du cabinet de Jacques Delors à Bruxelles. Mais chacun le sait bien : être de gauche et de droite, ce n’est pas la même chose. On peut d’ailleurs supposer que Bernard Kouchner ou Fadela Amara éprouvent quelques hauts le coeur lorsqu’ils bavardent avec des élus UMP qui ne sont pas à droite par hasard. Si malgré cette frontière toujours très marquée, ils ont sauté le pas, ce n’est pas seulement par ambition : c’est que, malgré les désagréments supportés ici ou là, ils ne voient plus vraiment la différence ou que, du moins, ils ne la voient plus suffisamment pour refuser de passer la frontière.

Ils sont trop nombreux pour que ce ne soit qu’une affaire individuelle, le changement d’opinions de quelques personnes. La raison profonde est l’affaissement de ce qui se structure traditionnellement l’opposition entre la gauche et la droite : la question sociale. Être de gauche, ce n’est pas seulement être républicain, laïc, antiraciste et anticolonialiste, comme l’affirme Bernard-Henri Levy, c’est aussi être du coté des classes populaires, de ceux qui travaillent, souffrent, sont exploités et aliénés.

Le succès de l’ouverture et les difficultés de la gauche viennent de ce que cette question sociale ne joue plus ce rôle de l’espace politique. Le parti Socialiste n’est plus aux cotés des plus démunis, ils n’arrivent plus à tenir un discours, à développer un programme, des arguments qui séduisent les classes populaires.

À l’extrême-gauche, on explique ce glissement par l’embourgeoisement des cadres du PS. L’explication qui serait plus convaincante si cette même extrême-gauche s’était révélée plus capable que le PS de séduire les classes populaires. Ses résultats aux dernières élections législatives montrent qu’elle en est loin. Elle non plus n’embraie plus sur les attentes des travailleurs. Et comme on ne peut pas sérieusement accuser d’embourgeoisement les dirigeants du PC, de LO ou de la LCR, il faut chercher ailleurs les raisons de ces difficultés.

La réponse est sans doute à trouver du coté des classes populaires elles-mêmes. On s’est peu interrogé sur les raisons qui pouvaient inciter une partie non négligeable de la classe ouvrière à voter pour le Front National. Et lorsqu’on la fait, on a souvent cherché des explications compliquées, du coté de l’histoire, de la manière dont la guerre d’Algérie a été vécue dans certaines communes (voir, là-dessus, les analyses de Bernard Alidières). Mais peut-être est-ce tout simplement que ces électeurs, qui ne sont pas moins rationnels que d’autres, ont trouvé dans le programme de ce parti des réponses à leurs questions. À y regarder de plus près, le Front National est, en effet, le seul à avoir développé une thématique protectionniste qui touche directement ceux dont l’emploi est menacé par la concurrence des pays émergents. Lorsque votre patron vous dit, “je vais devoir fermer l’usine” alors même qu’il investit en Chine ou en Roumanie, la réaction naturelle est de demander la fermeture des frontières et de voter pour ceux qui proposent d’en faire le coeur de leur politique économique.

Les déclarations de Le Pen sur la préférence nationale, toutes les formules du type “Les Français d’abord…” peuvent être interprétées comme une déclaration de guerre faite aux immigrés, ce qu’elles sont effectivement, mais aussi comme le refus des délocalisations. Les deux interprétations sont plus complémentaires que contradictoires.

Difficile pour le PS de tenir un discours protectionniste qui va à l’encontre de ses valeurs traditionnelles (l’internationalisme), de son attachement au projet européen et du bon sens économique. Le protectionnisme peut protéger quelques temps les victimes de la concurrence internationale, mais il menace directement les plus compétitifs qui n’ont rien à gagner à des guerres commerciales qui leur feraient perdre des parts de marché à l’étranger. Il lui est d’autant plus difficile de tenir un discours protectionniste qu’il ne peut séduire qu’une partie des classes populaires : celle qui vit mal la mondialisation. Les ouvriers, techniciens, employés et ingénieurs d’Airbus dont l’essentiel des revenus viennent des ventes à l’étranger n’éprouvent évidemment aucune sympathie pour des politiques qui forceraient leur employeur à délocaliser ses usines pour échapper aux tarifs douaniers que les pays étrangers ne manqueraient pas de nous infliger en mesure de rétorsion.

La difficulté majeure de la gauche vient de là : les classes populaires ont changé. Elles ont éclaté, elles se sont diversifiées. On peut en première analyse distinguer trois pôles, trois blocs, aux attentes antagonistes, contradictoires, inconciliables :

- les victimes de la mondialisation qui sont en attente d’une politique protectionniste qui les protège de la concurrence internationale,

- les bénéficiaires de cette même mondialisation qui attendent, eux, des politiques une modernisation de la société française, des conditions de travail et de vie moins pénibles, des possibilités de promotion pour eux et leurs enfants et le développement de services qui leur permettent de mieux concilier vie professionnelle et vie privée,

- les immigrés et leurs enfants, qui pèsent d’un poids très lourd dans les classes populaires comme le confirme n’importe quelle visite d’une entreprise de la région parisienne, qui attendent de leurs élus qu’ils fassent tomber tout ce qui bloque leur promotion sociale, tout ce qui leur interdit de tirer parti de leurs investissements dans le système scolaire.

Le poids politique de ces trois catégories n’est pas le même : les immigrés ne votent pas, leurs enfants en sont pas toujours inscrits sur les listes électorales, les salariés victimes de la mondialisation s’abstiennent plus souvent que ceux qui en profitent, mais toutes trois devraient intéresser également la gauche.

La question sociale n’a évidemment pas disparu, mais elle s’est formidablement compliquée, au point que les partis politiques de gauche se trouvent aujourd’hui dans l’impossibilité pratique de développer un programme susceptible de séduire l’ensemble de ces trois blocs. Le cas de l’augmentation du SMIC que proposait Laurent Fabius lors de la dernière campagne est caractéristique de cette difficulté. Cette mesure aurait du être fédératrice, or cela n’a pas été le cas :

- les victimes de la mondialisation n’y ont vu qu’un artifice dangereux : ils savent d’expérience qu’une augmentation de ce type ne peut que réduire la compétitivité de leur entreprise et donc augmenter les risques de délocalisation. Ils savent, par ailleurs, que leurs employeurs font tout pour y échapper, pour maintenir leur masse salariale au niveau le plus bas, ce qui, en pratique, veut dire plus de temps partiel, d’emplois précaires et d’écrasement des salaires,

- les bénéficiaires de la mondialisation ne sont en général pas intéressés : parce qu’elles sont compétitives, leurs entreprises versent presque toujours des salaires supérieurs au SMIC, ils n’avaient pas besoin d’une augmentation qui ne leur aurait rien rapporté,

- quant aux immigrés et à leurs enfants, souvent mal payés, ils ne sont pas hostiles à une augmentation du Smic, mais ils savent bien qu’aucune augmentation du salaire minimum ne les fera échapper aux discriminations dont ils souffrent et qui les bloquent dans des emplois ne correspondant pas à leurs attentes.

Ce qui est vrai du Smic, l’est d’à peu près tous les autres points du programme socialiste (mais aussi du programme des partis d’extrême-gauche). Tant que ce problème n’aura pas été résolu, tant que la gauche n’aura pas trouvé le moyen de reconstruire un programme susceptible de réunir et séduire ces trois blocs, elle sera dans la difficulté. Elle pourra continuer de gagner les élections locales là où ses élus sont meilleurs gestionnaires, elle pourra profiter, lors d’élections intermédiaires, du rejet de la droite au pouvoir, mais elle ne pourra espérer renouer durablement avec sa mission historique et son électorat naturel que si elle résout ce problème et trouve les projets et les mots susceptibles de séduire tout à la fois ces trois blocs antagonistes. Toute rénovation qui ne s’attaquera pas directement à cette question est vouée à l’échec.

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