vendredi, mars 23, 2012

Comprendre ce jeune homme… Le peut-on?

Comment comprendre l'aventure de Mohammed Merah? Le traiter de dégénéré comme l'ont fait tant de commentateurs n'est certainement pas lui rendre justice, il n'était ni plus ni moins dégénéré que des milliers de jeunes en perdition. Parler de haine n'est pas non plus très éclairant. Décrire le processus qui l'a conduit là, ses séjours répétés dans des prisons devenues terreau islamiste peut aider à détruire une fabrique de terroristes mais n'aide pas comprendre ce qui peut amener un jeune homme par bien des cotés tout à fait normal à tuer de sang-froid des jeunes de son âge et des enfants? D'autant que ce jeune homme (appelons-le ainsi, ce qu'il fut quelques instants à la radio avant de devenir "individu" puis "forcené") ne ressemble à aucun profil connu de terroriste. Ce n'est ni un fou de Dieu ni un soldat perdu ni l'otage d'une organisation ou d'un groupe, comme les cobayes des expériences de Stanley Milgram. Et même s'il a été en contact avec des moudjahidines au Pakistan, il en était bien éloigné à Toulouse. On ne peut lui appliquer ni les schémas développés pour décrire les comportements des soldats allemands pendant la guerre ni ceux que l'on applique aux auteurs d'attentat suicide. C'était un homme seul (ou à peu près), semble-t-il, peu religieux et sans la moindre envie de mourir.

Qui peut donc nous aider à comprendre? Peut-être Levinas et sa théorie de la vision et du visage. La vision, explique-t-il, saisit les objets dans leurs qualités, leur taille, les situation dans l'espace… Le regard est perception, prise de connaissance. Le visage est tout autre chose : c'est l'infini qui troue la vision et qui nous révèle autrui.

Les textes de Levinas sont difficiles, souvent énigmatiques, mais si je ne les ai pas trop mal compris (et je suis loin d'en être certain), ils racontent une expérience quotidienne, celle qui fait que face à un visage, justement, nous voyons autre chose qu'un objet, un mystère dont on sait qu'on ne saura jamais le percer. C'est ce mystère, cet infini que Descartes trouvait dans notre conscience dans la troisième de ses Méditations (et qu'il appelait Dieu, ce que ne fait pas Levinas) qui nous interdit justement de traiter un visage comme n'importe quel objet. C'est bien pour cela, d'ailleurs, que Levinas parle à ce propos d'éthique, c'est-à-dire de responsabilité pour autrui. Si les visages deviennent objets, lorsqu'ils deviennent objets, plus aucune règle éthique ne s'applique. Et c'est peut-être ce qui est arrivé à Merah.

On nous a dit qu'il regardait beaucoup de jeux vidéos violents. Or dans ces jeux, on n'a pas en face de soi des visages mais des dessins, des images numériques qui peuvent représenter ce que l'on veut, un enfant, un extra-terrestre… devant lesquelles on n'éprouve aucune émotion, aucune compassion. Et, en ce sens, tuer un "objet enfant" c'est un peu la même chose que tuer un "extra-terrestre" numérique. Cela ne porte pas à conséquence. Seuls comptent la performance, le record, le nombre d'objets tués, la difficulté de l'épreuve. Toutes choses qui renvoient au sujet qui tire, manie la manette ou le pistolet.

Merah s'est comporté comme si ses cibles n'étaient que cela : des cibles, des objets à viser, toucher et non des visages devant lesquels on éprouve des émotions qui peuvent aller de la compassion à la haine. Est-ce en prison qu'il s'est transformé? au Pakistan? au terme d'un parcours personnel? tout se passe comme s'il avait cessé de voir autrui derrière ses cibles. En un sens son expérience rappelle celle de ces pilotes qui bombardent des villes abstraites, points sur une carte, à ceci qu'ils ne sont pas en face de leurs victimes et qu'ils sont pris dans une structure hiérarchique qui les amène à renverser le sens des valeurs (le respect des ordres passe avant celui de la vie humaine), ce qui n'était pas son cas.

Je ne sais si l'on peut vérifier cette hypothèse, mais si elle n'est pas complètement fausse, si les militaires et les enfants étaient, aux yeux de Merah, rien de plus que des points sur un écran, comme les immeubles sur ceux des pilotes de bombardiers, toutes les raisons qu'on avance, haine, vengeance, fondamentalisme religieux ne seraient qu'habillage idéologique, plus récits d'auto-justification que motifs ou causes de ses actes. Ce serait, dès lors, une erreur de croire qu'il suffirait de combattre l'intégrisme musulman ou l'apologie du terrorisme pour en finir à jamais avec ce type de massacre.

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