mercredi, octobre 24, 2012

Gallimard censure l'éditeur d'Aragon dans la Pleïade

L'histoire est cocasse, un peu absurde. Gallimard (et J.B.Pontalis, directeur de la collection dans laquelle ce livre est publié) vient de censurer le livre sur Aragon que Daniel Bougnoux, l'éditeur des romans de ce même Aragon dans la Pléiade (dont le dernier volume vient de paraître) vient de publier : La confusion des genres. Livre plein d'admiration, d'analyses fines qui témoignent d'une connaissance parfaite de l'auteur. Mais voilà ce chapitre a eu l'heur de déplaire à Jean Ristat l'exécuteur testamentaire de l'écrivain. Mais le Canard Enchaîné ayant parfaitement décrit la situation, voici son article :


Toute cette affaire est ridicule et témoigne de l'étrange sensibilité de Ristat. Pour en juger voici le texte qui semble avoir posé problème :


Depuis 1971, Castille prenait ses vacances d’été à Toulon entouré d’une cour de jeunes gens auxquels il distribuait chatteries, caresses et coups de griffe comme un pianiste réhausse son jeu à coups d’apoggiatures et d’effets de pédale. Je m’y trouvais mêlé en juillet 1973, habitant moi-même cette ville depuis mon affectation de professeur de philosophie au lycée Bonaparte ; j’avais, pour la collection Poche-critique créée par Georges Raillard, écrit un petit ouvrage sur Blanche ou l’oubli qui avait plu à son auteur, nous avions échangé quelques messages, il m’avait reçu rue de Varenne et, puisque j’étais toulonnais, invité à passer le voir au cap Brun quand lui-même y serait. Je me retrouvais donc sur la corniche de la résidence-hôtel, pour un déjeuner pris en terrasse à l’ombre entêtante des pins ; au loin sur la grande nappe bleue, les voiliers faisaient un semis de petites mites, tandis que dans la minuscule piscine en contrebas quelques jeunes gens juraient et s’ébrouaient avec de grands splashes. J’imaginais avant de venir Castille entouré d’artistes, de fins causeurs ou de critiques experts, mais je tombais autour de la table sur ces « charlatans de Gallipoli (…) des gens, des gens, des gens encore (…) des paltoquets et des pécores » évoqués dans Le Roman inachevé ; je revois deux hurluberlus fraîchement débarqués du festival d’Avignon, soudain séduits par le décor et décidés à y prendre racine, auquel notre hôte débitait des anecdotes qu’ils écoutaient en feignant l’intérêt. La conversation languissait, aussi fus-je soulagé quand Castille me lança gaiement au café, qu’il buvait en y ajoutant une quantité effroyable de sucre : – Eh bien jeune homme, je suis content de vous ! Vous plairait-il d’entendre la suite ? Attendez-vous à pire…, et il m’avait entraîné sans façon dans sa chambre, en escaladant l’escalier avec une vigueur surprenante.
Sur une table devant la fenêtre étaient disposées des liasses. Castille les soupesa avec la circonspection d’un haltérophile, puis d’un paquet tira prestement quelques feuilles qu’il commença à lire d’une voix emphatique, le dos tourné au jour. A cette époque, il laissait encore pousser ses longs cheveux blancs en crinière. Pourtant ce n’était pas le lion qu’évoquait le visage de Castille, malgré son profil arrondi de félin et la fente parfois cruelle des paupières filtrant un regard bleu. Son port de tête n’était pas assez noble ou tranquille, les expressions les plus contraires couraient sur ses traits avec la rapidité de l’araignée sur sa toile. Cette déconcertante cinématographie de la face semblait prendre naissance à la base onduleuse du cou : tout en lisant Castille branlait du chef, et coulait de côté des regards en lame de faux. Sa voix légèrement nasale découpait les mots avec la précision d’une dague ; non contente de dire elle semblait décortiquer et déguster chaque phrase, suspendue à d’invisibles guillemets, ou élevée jusqu’à la lumière comme un joaillier vante un bijou de prix qu’il détache pour le faire tourner aux yeux de l’acheteuse. Il était difficile d’échapper à son charme hypnotique, tant la haute silhouette dépassait la mesure ordinaire de l’homme ou de la femme et suggérait l’apparition mélodieuse de la Sphinge, ou de quelque serpent à sonnettes à la morsure sucrée. Je m’efforçais de ne rien perdre de cette mise en scène, mais son étrangeté même nuisait à l’intelligence des paroles, dont le fil se rompait souvent. Les sautes de ton et les syncopes caractérisent le maniérisme lyrique du dernier Castille, qui me faisait profiter là de son dernier roman, en se plaisant à souligner et à dramatiser les accidents de sa prose, partout où ça disjonctait.  – Tu vois petit, ce bouquin me déborde, quel désordre bon Dieu quel désordre, jamais je ne m’y retrouverai…
Car soudain dans la chambre il m’avait tutoyé, tout en piochant parmi les feuillets qu’il battait comme un jeu de cartes – pour anticiper sur l’image que répèteront tous les commentateurs de Théâtre/roman. Puis, dans un grand geste théâtral le poète rejeta impatiemment le manuscrit et se dressa vivement. Le peignoir s’ouvrit sur le slip de bain. Castille nageait chaque jour en mer, assez souvent seul et droit vers le large, et je vis que le grand âge n’avait pas ruiné son corps bronzé, à la stature athlétique. Il me tourna le dos et disparut sans un mot dans la salle de bains.
Plusieurs minutes s’écoulèrent, avec des bruits d’eau. Une bouffée de parfum envahit la pièce, d’un musc lourd dominé par la rose. Quand Castille regagna son siège pour reprendre sans autre explication le fil de sa lecture, j’eus du mal à contenir ma stupéfaction : le Vieux s’était fardé et fait les yeux en y collant, par un détail de coquetterie inconcevable, des faux-cils dégoulinant de rimmel. Il avait abandonné le peignoir et troqué son slip pour un cache-sexe rouge vif. J’avais à présent devant moi une drag queen qui se mit à rythmer de plus belle les propos d’Eurianthe ou de quelque Lélio, tout en se caressant la poitrine et la toison ventrale. Le parfum, un gel plutôt, n’avait pas été appliqué au hasard et il était facile, à la courte distance où j’étais, de deviner de quel orifice copieusement enduit émanait l’entêtante invite. Dans mon dos, le grand lit blanc à la courte-pointe impeccablement tirée se chargea soudain d’une présence redoutable ; en quelques minutes, la confusion des genres avait changé de caractère.
Que faire ? Je jugeai prudent de ne rien laisser paraître, me levai dès la fin de la lecture, remerciai et cherchai l’air au dehors, en tirant la porte sur les vociférations du baroque opéra dont, par une chaude après-midi de juillet, Castille m’avait fait l’unique spectateur. Ses lèvres aux accents rugissants et suaves avaient déployé pour moi l’éventail du désir amoureux sans lésiner sur l’orchestre, ponctuant par les clochettes de la douleur le largo langoureux des stances, tressant ses trilles au frémissement des cordes, ça me remettait quatre vers en mémoire, « Dites flûte ou violoncelle / Le double amour qui brûla / L’alouette et l’hirondelle / La rose et le réséda », amour double en effet puisque par derrière… Comment jamais te dire Je t’aime ? modulait de mille façons le poème, tandis que le colimaçon parfumé de la rose implorait Défonce-moi ! Ou, dit avec plus d’emphase dans Le Paysan de Paris : « Bats-moi, effondre-moi (…). Saccage enfin, beau monstre, une venaison de clartés ».
L’abîme ouvert par Castille ne me détourna pas de le revoir, et je me mis à fréquenter davantage ses livres. « Sexuellement je l’avais percé à jour et il ne me le pardonnait pas », écrivit Drieu la Rochelle de son ancien ami ; pour moi au contraire, le mélodieux frelon me parut plus proche, et presque fraternel, du jour où il me révêla sa fêlure. En ce temps-là, le veuvage de Castille était récent, et le plus exposé des secrets mondains n’était pas encore devenu le Polichinelle de Paris ; la fable pourtant s’en répandait, et le poète ne fit rien pour la démentir ; il s’affichait au contraire en diverses mondanités avec son secrétaire ou d’autres garçons de moindre calibre, semant chez les vieux grognards d’un réalisme qu’ils appelaient toujours socialiste l’embarras de ne plus savoir, devant le nouveau couple, sur quel pied danser.
Je croisais le secrétaire – appelons-le Raoul – qui fumait nerveusement au pied de l’escalier ; il faisait le guet je crois bien, mais pas comme Leporello veillant sur les amours de son maître. Son regard m’instruisit mieux que les chamailleries du caravansérail sur les supputations et les jalousies qui peuplaient le petit monde de Castille. Le jeune homme composait sur son protecteur des vies parallèles aux détails suggestifs qui tiraient de Castille, dont le regard fatigué ne savait plus reconnaître la peinture, des cris d’extase. « Hourra Raoul ! » avait titré quelques années plus tôt sur deux pages Les Lettres françaises. Ensemble ils promenèrent ce livre, dont ils firent des lectures publiques à deux voix pour inaugurer ici un Centre culturel, là une bibliothèque Elsa Triolet. Plus tard il y aurait l’exhibition télévisée et les bredouillements sous le masque. Une suite funèbre de paroles à côté et de bouffonneries jusqu’à la décomposition finale. Castille toujours sublime et pathétique faisait le sourd quand on le suppliait d’intervenir fût-ce d’un mot dans les affaires du Parti ou de l’U.R.S.S., mais sur son œuvre et dans ses amours il se parodiait désormais lui-même, comme pour remettre sa fameuse fidélité à l’échelle de la grimace discordante et du « ratage carnavalesque du temps ». Face à ses détracteurs et ennemis qui étaient légion, il avait toujours eu la passion d’en rajouter, façon de prendre les devants disait-il, ou pour le bizarre plaisir d’armer l’adversaire.
Je rencontrais Castille une dernière fois, dans une librairie de Grenoble où il venait lire quelques poèmes, dont le très touchant « Voyage d’Italie » où passe la voix blessée de Marceline Desbordes-Valmore. Les demandeurs d’autographes s’écrasaient sur son passage et je revois Raoul, costumé en cocher, empilant dans un grand sac les livres que Castille dédicacerait plus tard. Je m’avançais vers lui pour lui redire mon attachement, avec à la main un exemplaire d’Irène dans l’édition de Régine Deforges où je le priais de me mettre un mot. – Pourquoi voulez-vous, mon petit, que je vous dédicace un livre qui m’est étranger puisque j’ai toujours refusé d’en endosser la paternité – ou devrais-je dire la maternité ? Et en effet, Castille résista jusqu’au bout, pour des raisons que je m’explique mal, à reconnaître l’un de ses plus beaux cris. Après cela, peut-être découragé, je ne le revis jamais plus.
Il fallait un certain héroïsme pour lamper ainsi à petites gorgées la cigüe lente du suicide. On avait bien ri quand, profitant d’un discours officiel où il remettait ses manuscrits à la nation française, il avait solennellement institué Raoul son « prolongateur ». Un cordon électrique ! Un échotier s’en empara et un bon mot courut Paris, « la prise de la Castille », ah ah ! Prolongateur, Raoul ? Un rouage tout au plus de cette machine à se moudre soi-même, un Sganarelle de rencontre à la table du séducteur, à l’heure où les Commandeurs de marbre se bousculent aux portes. Dans ce théâtre de marionnettes où Raoul était le dernier du casting, Castille avait toujours occupé tous les emplois, à la fois l’idolâtre et l’idole, la cantatrice et son amant, persécuté-persécuteur… Castille à la voix de cristal maintenant sous les tubes, aux mains des hommes en blanc. Et autour de la bibliothèque, des tableaux et des manuscrits, le vol pesant des charognards.
On se demande ce qui dans ce texte a le plus gêné Ristat, de la scène avec Aragon (scène qui ne doit guère le surprendre si l'on en juge parce qu'il dit de ces séjours à Toulon dans ses entretiens avec Francis Crémieux) ou des remarques sur Raoul, le secrétaire, qu'il a pu prendre pour lui.

Il est en tout cas dommage qu'un éditeur de la taille de Gallimard cède aux fantaisies d'un héritier abusif et que d'autres, ailleurs, arguant de leur amitié pour Ristat, hésitent à organiser des émissions radiophoniques sur Aragon à l'occasion de la sortie de ce livre.

Voici sur le sujet ce qu'en dit Pierre Assouline dans son blog : Effet collatéral de confusion des genres en Aragon.

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